7
— Tu n’as pas le droit de m’abandonner !
— Je ne t’abandonne pas, ma Niniane. Ta seras toujours dans mon cœur, je prierai pour toi chaque jour. Je t’aime, tu es l’être qui m’est le plus cher au monde, mais Il m’appelle, je dois Le servir, c’est ma voie.
— Menteur ! Menteur ! On ne devait jamais se quitter. Je te hais, je te hais ! Va-t’en !
Elle le frappe et il ne bouge pas.
Son regard brille, meurtri, sous sa capuche de laine brune.
Il s’éloigne sur la route, un bâton à la main.
— Ninian ! Ninian ! Ne pars pas !
Elle s’est réveillée en criant, le visage baigné de larmes. Ormé saute du lit puis s’allonge à nouveau avec un soupir. Il n’y a personne, ce n’était qu’illusion. Ninian est parti depuis longtemps, il ne reviendra pas. Elle a froid malgré la fourrure qui la recouvre.
— Ninian… Mon double, mon frère…
« Une bonne chose qu’il décide de devenir moine. Il est trop sensible pour faire sa place dans notre monde. » Bien sûr, leur père avait raison en affirmant cela. C’était elle la plus forte. Peut-être aurait-elle dû être Ninian, et lui Niniane. Elle s’était imprégnée de la virilité de son jumeau quand ils étaient tous deux dans le ventre de leur mère, et lui s’était par trop imprégné de sa féminité. C’était une question de fluides, une mystérieuse alchimie au plus secret du corps des femmes. Personne n’y pouvait rien. Il avait trouvé sa vocation, oui, sans doute. Mais elle, où était sa voie ?
Elle se leva et écarta le rideau. La lune dans son dernier quartier éclairait faiblement le jardin et ses bassins. Les arbres frissonnaient sous le vent d’ouest qui chassait des nuages blancs et amenait depuis la côte lointaine l’odeur iodée de l’océan. Azilis s’enroula plus étroitement dans l’étole de laine qu’elle avait glissée sur ses épaules.
— Non, Aneurin, murmura-t-elle. Non, je ne te laisserai pas partir comme ça.
Elle alluma une lampe à huile et quitta la pièce pieds nus, enjambant Tirid qui dormait sur un matelas devant sa porte. Elle se dirigea sans hésiter jusqu’à la chambre d’Aneurin, souleva la tenture de laine, s’avança lentement jusqu’au lit où il reposait sur le ventre, un bras replié au-dessous de sa tête, l’autre pendant sur le côté. La lampe à terre dessinait des ombres fantasques sur la peau du jeune homme, creusait des sillons dorés dans sa chevelure d’un noir profond. Azilis se pencha, le cœur chaviré, troublée par son abandon et par sa beauté. Pour lui éviter un réveil brutal, elle effleura son épaule.
La surprise fut pour elle.
Il roula sur lui-même, l’empoigna, la plaqua sur le dos, immobilisant ses deux bras et écrasant son cou.
Elle poussa un cri.
Lui, une exclamation de surprise.
— Par le Christ, Azilis, qu’est-ce que tu fais ici ? J’aurais pu te blesser !
Il la libéra et elle frotta sa gorge douloureuse.
— Comment imaginer que tu m’attaquerais comme une bête féroce ?
— Désolé, mais on est contraint de développer certains réflexes quand on dort sur le bord des routes ou dans des tavernes mal famées. Qu’est-ce que tu fais dans mon lit au milieu de la nuit ?
Elle se sentit rougir et se félicita de la pénombre ambiante.
— Je voulais te parler avant ton départ.
— Eh bien, parle.
Elle inspira profondément.
— Je veux partir avec toi.
Le silence parut si intense qu’elle entendit son cœur battre follement. Enfin il dit avec lenteur :
— C’est impossible. Totalement impossible. Tu ne sais pas ce qui m’attend en Bretagne. La guerre, le chaos. Je ne peux pas t’emmener.
Elle s’était douté qu’il refuserait. Alors pourquoi cette monstrueuse vague de chagrin l’engloutissait-elle ? Elle lutta bravement, se redressant et saisissant ses poignets comme s’il comptait s’enfuir à l’instant.
— Tu ne comprends pas, Aneurin. Je ne veux pas de la vie qui m’attend ici. Tu as vu Lucius Arvatenus ? Voilà le genre d’homme que je devrai épouser, à qui je donnerai des enfants, sans espoir de m’échapper. Emmène-moi, je t’en prie ! En souvenir de ma mère.
Malgré elle, sa voix s’était mise à trembler, et ses larmes tombaient en pluie sur leurs quatre mains. Il la repoussa.
— C’est toi qui ne comprends pas. Je rejoins l’armée d’Ambrosius. Je ne peux pas t’emmener en campagne et je n’ai aucune famille à qui te confier.
— Je ne te gênerai pas, je monte à cheval comme un homme, je suis solide, je suis courageuse. Je connais les plantes et je sais soigner. Je serai utile !
— Et si nous tombons aux mains de Saxons ? Ou de pirates scots ? Tu crois que j’ai envie de te voir violée, tuée ou emmenée en esclavage ?
— Mais ici je serai violée chaque jour par un Lucius Arvatenus, sans avoir rien connu d’autre !
Aneurin se rapprocha et chuchota à son oreille des mots qui la frappèrent comme autant de gifles :
— Je ne t’emmènerai pas. J’ai une mission, Azilis. Je ne peux pas m’occuper de toi. Laisse-moi. Oublie-moi. Il n’y a pas de place pour toi dans ma vie.
Elle porta les mains à sa bouche et s’enfuit.
Sur son lit, elle se serra contre Ormé en sanglotant silencieusement. « Je te forcerai à m’emmener, je te ferai boire un élixir qui t’obligera à m’aimer ! » Elle savait qu’elle n’en ferait rien, qu’il existait cent breuvages pour donner la mort mais aucun pour provoquer l’amour. Et même si un tel breuvage avait existé, elle ne l’aurait pas utilisé. Elle était trop fière et trop honnête. Les derniers mots d’Aneurin s’entrechoquaient et la dévastaient. Elle pensait qu’ils la tortureraient jusqu’au matin. Elle se trompait. Ses nerfs épuisés la jetèrent dans un puits de sommeil.